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Danger : écrivain méchant !


Laurent

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Le Monde, Pierre Assouline, 1 er janvier 2008

Danger : écrivain méchant !

Au fond, il y a quelque chose de jouissif, comme un pied-de-nez à la tyrannie de lactualité, à parler le 1er janvier 2008 dun livre publié le 2 septembre 2006 à Paroisse Notre-Dame-des-Neiges (Québec), dédicacé par lauteur en octobre dernier et parvenu il y a dix jours à peine dans ma boîte aux lettres.

Pourquoi celui-ci et pourquoi maintenant ? Je lignore ; ce qui colle dailleurs parfaitement avec lobjet en question car cen est un, ce qui est assez rare pour un livre.On dirait un objet littéraire non identifié. Ce pavé signé Victor-Lévy Beaulieu, auteur à loeuvre abondante et débordante, bien connu de ses compatriotes mais moins des Français, tant comme romancier et dramaturge que comme polémiste, éditeur, scénariste de téléromans et remuant souverainiste, se présente comme un « essai hilare » sur James Joyce, lIrlande, le Québec, les mots (1089 pages, Éditions Trois-Pistoles.)

Il sagit effectivement de tout ça, mais pas toujours dans cet ordre. Ne nous laissons pas impressionner par lénormité de la chose car on sait que ce genre de brique, dont on suppose toujours que la fabrication a dû nécessiter un long et immense labeur, peut tout aussi bien recéler un certain génie que le néant. Ce nest pas tout à fait loeuvre dune vie, bien que lauteur soit entré en Joyce en 1965 et quil ait mûri son projet littéraire depuis 1973 ; cest du moins loeuvre dun obsessionnel plein de celtitudes, dun monomaniaque heureux, en tout cas dun joycien, arbre aux rameaux innombrables que nul na encore dénombrés. Sur la porte de sa maison éloignée de tout et même du village, au coeur du Bas-Saint-Laurent, où il vit entouré de chiens et de chats, il a apposé une affiche : Danger : écrivain méchant.

Après avoir déjà fait un sort à Hugo, Kerouac, Tolstoï et Voltaire, sans oublier son incroyable Monsieur Melville en trois tomes, lépastrouillant VLB (comme on lappelle) sest donc emparé du fantôme de Joyce et de son oeuvre bien vivante pour les emmener dans son tourbillon. Il se les approprie pour les intégrer à sa propre musique quil réussit même à rendre parfois bouleversifiante. Seule ly autorise une parfaite imprégnation à lissue dune longue et lente immersion dans un autre univers littéraire. Son texte étrange et fascinant, qui ne ressemble à rien de ce qui se fait, est truffé de photos, affiches, dessins, cartes routières, cartes postales, étiquettes de whisky, dessins et documents, qui ne sont pas concentrés dans un cahier sur papier glacé, mais éparpillés dans le corps même du texte à la manière de Sebald et Pamuk. Mais ce ne sont que des béquilles au service de ce qui lui importe le plus, lécriture et le langage, fussent-ils tentative de moins en moins dissimulée denquébécoiser le français. Ce bloc de papier dune érudition étourdissante est tout sauf une biographie, ni même une monographie, même sil les convoque au même titre que lanalyse critique, le théâtre ou le scénario. Un genre à part plutôt, une sorte dépopée en forme dexploration dun monde dans lequel il se mire à travers ses contradictions, et sinstalle comme coadjuteur de son héros. Lorsquil se donne comme folle ambition, démesurée car inaccessible, de tout dire de soi et du monde, le roman contemporain se donne rarement daussi réjouissantes libertés, et une licence narrative que lon croirait issue des aventures du Quichotte. La première fois quil a lu Ulysse, Beaulieu a tout de suite été persuadé que Joyce lavait écrit pour lui et rien que pour lui. Lorsquil a découvert Finnegans Wake, il a eu une autre révélation : la proximité des sonorités et des rythmes québécois et irlandais ; des années après, la commune force dinertie du Québec et de lIrlande, et la même oppression qui sen dégage, lui ont sauté aux yeux : « deux pays catholiques à gros grains ». La mise en scène de cet événement est centrale. De quoi lui donner envie de se récréer à lécrit la langue québécoise parlée. Cest aussi sa manière à lui de résister à laméricanisation de son pays, et de clamer que le Québec est en train de perdre son accent en lécrivant « Quebec » tout exprès.

source : http://passouline.blog.lemonde.fr/

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